Il est sans doute peu commun de publier le compte-rendu d’un ouvrage paru en 2018 et traduit en 2019. Cela conduit évidemment à avouer qu’on ne l’avait pas vu passer, malgré les éloges de Libé. Comme je ne suis pas le plus mal informé du canton crypto, on peut suggérer que je ne suis pas le seul, ce qui légitime ma démarche et donne quelque utilité à ma publication. Ce qui la rend plus étrange encore, c’est que le livre ne traite pas de Bitcoin. Le lecteur a beau savoir que j’ai tendance à exhiber mes autres marottes sur la Voie du Bitcoin, il peut être tenté de passer son chemin. Qu’il n’en fasse rien !
Il me semble en effet que The Game (le titre reste en anglais dans toutes les traductions) répond plutôt bien à certaines questions auxquelles le très médiatisé ouvrage de Nastasia Hadjadji, No Crypto répondit plutôt mal 5 ans plus tard.
The Game c’est, on le comprend dès la couverture (du moins pour ceux qui y ont jadis joué) évidemment Space Invaders dont le design iconique a inspiré la couverture à la traduction française (chez Folio) et dont les caractéristiques et les promesses servent de fil conducteur à la réflexion d’Alessandro Baricco, philosophe et musicien de formation, journaliste, romancier et essayiste traduit dans de nombreuses langues.
Une citation de Stewart Brand (dont il sera question plus tard) se trouve mise en exergue : Beaucoup de gens croient pouvoir changer la nature des personnes, mais ils perdent leur temps. On ne change pas la nature des personnes. En revanche, on peut transformer les outils et les techniques qu’elles utilisent. C’est ainsi qu’on changera le monde .
Là où Hadjadji se fonde sur l’hypothèse (étayée croit-elle par quelques exemples arbitrairement privilégiés) d’un complot relativement récent de machiavéliques cypherpunks libertariens, férocement hostiles aux impôts et animés d’une idéologie à la Pinochet qu’ils voudraient refiler sournoisement à des crétins, Baricco, lui, aborde le changement paradigmatique du numérique sans se concentrer sur la monnaie ni sur la privacy. Et surtout il va y voir bien plus en amont. Ces deux différences rendent son analyse largement plus intéressante et stimulante que le brûlot anti-crypto qui a occupé les esprits un temps.
Baricco, ne parle pas, ou pas seulement, des geeks ou des cypherpunks. Il parle de nous tous, les humains, que nous soyons nés avec Arpanet, avec Internet, avec le Web ou avec Google, nous qui utilisons Wikipedia et Facebook, Youtube et Netflix, Twitter et Whatsapp et quelques autres encore, nous que nos aînés ont d’abord pris pour des barbares, nous les humains qui avons (tous) mutés, qui avons (tous) migrés et qui vivons aujourd’hui dans une révolution qui s’est installée dans la normalité et adoptons des usages qui, quelques décennies plus tôt nous auraient paru la preuve de la mauvais éducation des jeunes gens.
L’idée (presque universelle il y a quelques décennies) d’avoir été envahis a en effet été largement remplacée par le sentiment de vivre une humanité augmentée, d’avoir commencé de « coloniser des zones de nous-mêmes que nous n’avions jamais explorées ».
Je renvoie à la citation de Montaigne dont nous nous étions servis Adli et moi en première page du premier chapitre de l’Acéphale : « notre monde vient d’en découvrir un autre ». Baricco décrit ces humains nouveaux comme des conquistadors et il ne dissimule aucune des peurs que cette situation peut générer : métamorphose anthropologique sans contrôle, artificialité, superficialité.
Son historique impeccable et simple la numérisation du monde est imagé par l’établissement d’une posture, la nôtre, qui n’est plus Homme-Épée-Cheval mais Homme-Clavier-Écran. Là où il renverse la table c’est quand il dit « nous pensions que la révolution mentale est un effet de la révolution technologique ; or nous devrions comprendre que c’est le contraire qui est vrai ». C’est bel et bien un nouveau type d’intelligence qui a généré les ordinateurs et non le contraire.
Alors, quand il emploi lui aussi le mot matrice il ne désigne pas une volonté de primate désireux d’éviter l’impôt, mais « l’intelligence qui a donné le jour à la révolution numérique ». Et cette intelligence, il part d’un jeu pour en écrire le déploiement. Et ce jeu, c’est en historien qu’il l’inscrit dans une séquence qui saute aux yeux : baby-foot/flipper/space invaders.
J’ai un an de plus que l’auteur. Comme lui j’ai eu le privilège de m’exercer à ces trois jeux. Je vais même dire où, car il me semble frappant d’avoir des souvenirs aussi précis de choses que je vivais aussi légèrement : dans le salon d’un hôtel au bord d’un lac marocain durant mes vacances, dans un bistrot en face de Normale Sup après les cours, sur l’unique ordinateur du bureau que nous occupions à trois au premier étage de la Banque Paribas. Oui, un ordinateur pour trois, alors que le PC existait depuis 6 ans. La chose était plantée au centre du bureau où nul n’aurait songé à installer un baby-foot ou un flipper. J’ajoute que dans aucune de ces circonstances je n’ai joué avec des fascistes et que, pas plus malin que tant d’autres, je n’ai pas alors réfléchi sur le fait que l’écran, d’abord absent, puis simple tableau où compter les points gagnés, était devenu finalement le terrain de jeu lui-même.
La seule transgression dont j’ai eu conscience était de jouer sur mon lieu et durant mon temps de travail. J’ai vite compris que tout le monde le faisait, certains au moins à mi-temps, sans que cela ne saute aux yeux ou aux oreilles de ceux qui passaient dans le couloir, voire de leur vis-à-vis, parce que matériellement la posture de jeu et celle de travail (dans une banque, dans une bibliothèque, dans un bureau d’étude) était désormais exactement la même et que le nouveau « terrain de jeu » avait vocation à être le terrain tout court.
« Une certaine façon d’être au monde commence à se mettre en place (…) une idée différente de l’ordre et de l’emprise sur la réalité ». Un monde dont les entrepreneurs emblématique allaient être ceux « qui sautaient les étapes, préférant être en prise directe sur les choses » indifférant à l’immédiate conséquence la destruction des intermédiaires, des médiateurs et celle des élites. « Il n’y a ni haut ni bas dans le Web » disait Berners-Lee.
Sécession ? Baricco rappelle que rien de ce qui se pense aujourd’hui (un mouvement perpétuel se jouant des frontières) ne se peut comprendre sans le souvenir de l’horreur globale du monde des frontières et des grands principes du 20ème siècle. Oui, même de cela dont des politiques réactionnaires nous rebattent encore les oreilles, « de principes et de valeurs qui s’étaient révélés aussi sophistiqués que destructeurs ». Une civilisation très raffinée n’offrant qu’une fin tragique.
De cela, les conquistadors du monde numérique (plus proches en fait des pilgrim fathers si je peux corriger Baricco dans ses emprunts à l’histoire) ont pris la fuite : des principes, des valeurs et de « l’élite indestructible qui les promouvait ».
Ils auraient pu ensuite (comme cela se fit au temps des Lumières) attaquer l’ordre vétuste et l’ancien régime avec des idées. Ils l’ont fait en s’attaquant au fonctionnement des choses et en optant systématiquement pour ce qui shuntait le système et ses élites en permettant le plus de mouvement, la plus grande mobilité.
Alors bien sûr tout ce qu’écrit Baricco est loin de nous concerner, nous les bitcoineurs et nos cryptos ! Mais j’ai été ébloui par tant de phrases qui, pourtant, semblent écrites pour nous, voire par certains d’entre nous et que je reporte en les faisant ressortir.
A-t-on assez (et souvent sottement) reproché à Bitcoin de ne pas être tangible (en frottant son pouce et son index droits l’un sur l’autre, geste presque obscène). Quelle incompréhension !
C’est, nous dit Baricco (Folio, p. 107) « comme si l’instinct de ces premiers organismes était toujours de limiter le contact avec la réalité physique (…) comme s’ils avaient un besoin urgent de fondre leurs richesses en or léger, facile à cacher, facile à transporter, suffisamment souple pour s’adapter à n’importe quelle cachette, assez résistant pour supporter n’importe quelle explosion ».
Le Web ayant créé une « copie numérique du monde » en additionnant les mille petits gestes de chacun de nous, copie plus artificielle ou compressée diront les uns, plus smart et accessible diront les autres et finalement plus proche, par sa démarche non linéaire (les hyperliens) de notre façon naturelle de penser, cette copie numérique nous offre « une expérience relativement réelle, pour peu qu’elle ne le soit pas du tout ».
Et encore cette brillante formule ne marque-t-elle qu’une étape qui doit être dépassée car aux yeux d’une personne du nouveau millénaire, le smartphone (entre autres) n’est pas une médiation mais « une articulation de son être au monde » (leur troisième main, ai-je dit parfois en voyant mes jeunes amis).
Donc, là où Hadjadji dénonce avec une émotion que l’on veut croire sincère le refus de principe (via l’outil technologique) de la « délibération collective », Baricco montre une fuite loin d’une « civilisation en ruine ». Il me semble que celui qui chercherait dans l’actualité des traces de délibération collective risquerait de faire moins ample moisson que celui qui y collecterait les indices d’effondrement du système legit. Ce qui impliquerait qu’il y a eu, de la part des « pères de l’insurrection numérique » ce que Barocco nomme une fuite, plutôt que ce qu’Hadjadji dénonce comme un complot.
Cette évasion, Baricco ne l’attribue pas à un plan mais à « une sorte de boussole collective » indiquant la ligne de fuite et à une (contre) culture partagée, celle du Whole Earth Catalog (et oui, il a repris le thème de sa couverture…) dont les racines étaient bien antérieures à l’Internet ! L’auteur, Steward Brand, à 85 ans, n’est toujours pas facho. Il servit de référence à Steve Jobs, qui le confessa en 2005 dans son discours de Stanford. Brand avait prédit en 1974 l’ordinateur (et le pouvoir) personnels et il voyait alors depuis des années le code comme un geste anti-système.
Il y a quelques années, Jean-Jacques Quisquater avait fait visiter aux participants d’un Reas du Coin le Mundaneaum de Mons, reste d’un autre et grandiose projet (plus ancien encore) : celui du socialiste, pacifiste et mondialiste Paul Otlet (1868-1944) qui voulut lui-aussi construire une terre nouvelle, plus propre et plus sage, faite d’information librement partagée. Un Google de papier .
Tout ce qui s’élabora dans les années 90s, bain culturel des cypherpunks, venait de loin, de très loin. Cela dépassait infiniment l’évitement de l’impôt (ce dernier soit-il délibéré en commun, comme dans le petit ouvrage de la bibliothèque rose fuchsia) et même d’échanger gratuitement de la musique compressée, comme un jeune homme de 19 ans le proposa dans l’avant dernière année du siècle dernier.
Une bonne part du vieux monde ricana de l’effondrement de la bulle dot.com et partit en guerre « à l’ancienne » après le 11 septembre. Mais le nouveau monde numérique poursuivit son déploiement, dont la naissance de Wikipedia fut tellement emblématique, à tant d’égards, suivi de la naissance de LinkedIn, premier réseau où les humains déposèrent des copies numériques d’eux-mêmes, suivie de celle du BlackBerry Quark qui rendit enfin la posture Homme-Clavier-Écran mobile et potentiellement soutenable 24/24. L’auteur déroule les Annales jusqu’en 2007, soit jusque à l’iPhone dont l’écran digéra même le clavier et que Steve Jobs présenta ‘’comme un jouet’’, non par simple packaging mais par ce qu’il avait été conceptuellement pensé comme un jeu video.
La monnaie qui naît le 3 janvier 2009 (date absente du livre) avait au berceau, je l’ai toujours dit, les caractéristiques d’une monnaie de jeu. Si Baricco n’en parle pas, il dit clairement que « le jeu vidéo a été une sorte de berceau pour de nombreux protagonistes de cette insurrection » numérique.
Une autre remarque de Baricco m’interpelle, au sujet des icônes. Mon professeur d’égyptologie (trente ans avant l’iPhone, s’il vous plait) nous disait que les hiéroglyphes allaient fleurir. Or « non sans ironie, ces icônes utilisaient l’image stylisée des outils qu’elles étaient en train de détruire : le combiné du téléphone, l’enveloppe des lettres ». Et soudain, alors que la pièce d’or Bitcoin m’a si souvent agacé, je me suis dit qu’elle pouvait être perçue comme ironique !
Baricco ne fait pas l’impasse sur la casse – que ce soit la destruction de (toutes) les élites ou le fait que « nous avons fini par accepter non seulement de nouvelles formes d’intelligence de masse, mais aussi d’anciennes formes de stupidité individuelle » – et ajoute (situant cela en 2007, pour mémoire) que « pendant un long moment, qui n’est peut-être pas encore terminé, il a fallu un regard froid et entraîné pour distinguer les prophètes des crétins ». J’aurais pu reprendre cela dans mon discours de Biarritz.
Il ne fait pas non plus l’impasse sur ce qui saute aux yeux à savoir les « montagnes de pognon » que certaines dot.com se sont mises à gagner : « tous ces profits étaient-ils le but de l’insurrection numérique » ? On ne peut pas dire que cela ne nous concerne pas. Et sa réponse est « oui et non » car il rappelle que le Web a été offert à l’humanité, que Wikipedia ne fait pas de profit et que Satoshi est resté petit-bourgeois. Bien sûr « le succès commercial vertigineux de certaines entreprises est devenu la traduction compréhensible par tous d’une prise de contrôle du centre de l’échiquier ». Voici qui nous change de la pyramide comme figure géométrique, sans nous rassurer car « il y a toujours un moment, où, lorsqu’elles l’emportent, les rebellions contre un système deviennent à leur tout système » – ce que j’ai dit à ma façon à Biarritz : tout attendre de l’hyper-bitcoinisation de l’économie est du même ordre que de reconstruire les villes à la campagne en espérant que l’air y sera meilleur !
Une chose que Baricco montre, c’est combien ce changement est intime : « s’il existe un deuxième monde, il est naturel que les gens s’y rendent (et) la personnalité ‘’authentique’’ des gens devient le résultat d’une somme de présences, dans le premier monde et dans le deuxième, qui réagissent ensemble telles des substances chimiques et fournissent une sorte ». A mettre en regard (en ringard) de la sempiternelle « vraie vie » dont les no-coineurs nous infligent l’épais truisme. Ce qu’il écrit de notre « humanité augmentée » (p. 226 et suiv.) me paraît très fin mais nous entraînerait trop loin.
Pour ce qu’il en est de la « matrice idéologique » on ne trouvera chez Baricco que des réflexions trop larges pour nous (le Game est universel, Bitcoin reste marginal) et fondées sur l’expérience italienne du Mouvement 5 étoiles, qui naît lui aussi en 2009 et qui malgré de bruyantes promesses a fini généralement considéré comme un attrape-tout vaguement centriste quoique populiste, non comme un mouvement de type alt-right américaine.
Certaines considérations pourraient en apparence être reliées de papier fuschia : « je remarque au moins deux points où l’insurrection numérique et le populisme peuvent se rencontrer, se reconnaître et vivre ensemble. L’un réside dans la haine viscérale des élites, l’autre dans un penchant instinctif vers l’égoïsme de masse ». Mais pour Baricco il y a convergence, pas engendrement. C’est une tendance, une chose qui arrive parfois, pas une fatalité. De même pour le passage de l’individualisme de masse à l’égoïsme de masse.
Le plus étonnant est que Baricco n’aborde pas Bitcoin dans les pages où, sur la fin, il décrit les paradoxes, les oppositions, les mouvements de résistance et même les outils de résistance qui se font jour contre le Game. C’était sans doute là sa place « logique » dans son exposé, aux mains de la seconde des forces d’opposition qu’il décrit (entre les vétérans du 20ème siècle et les perdants : les puristes du Game) et dont il laisse penser que les combats seront perdus. Il ne cite pas non plus Bitcoin et son indestructible vérité lorsqu’il traite de la pot-vérité. Qu’un esprit aussi averti l’ait (volontairement ou non) ignoré m’a paru troublant durant toute ma lecture.
Ce qu’il écrit de la révolution numérique s’applique fort bien cependant, avec un décalage dans le temps de la révolution crypto dont elle est, finalement, la vraie matrice.
« Il y a trente ans, seuls quelques hackers marginaux qui bricolaient dans la contre-culture californienne auraient pu imaginer une telle chose. Nous savons maintenant qu’ils ne déliraient pas. De façon incroyable, leur idée d’utiliser les ordinateurs pour briser les privilèges séculaires et redistribuer le pouvoir à tous les êtres humains avait quelque chose de sensé. Je jure que je n’aurais pas misé un dollar là-dessus. Et pourtant ».
J’en étais là de ma lecture, j’avais presque fini. Je me disais que Baricco n’avait (toujours en 2018) simplement pas « vu » Bitcoin. Ne venait-il pas d’avouer pas que de toute façon, initialement il avait ou aurait sans doute tout loupé ? Que celui qui a « vu » Bitcoin avant 2012 et l’a embrassé du premier coup lui jette la pierre orange.
Et puis soudain, en haut de la page 320, alors que je rêvassait quelque peu, je sursautai !
Apparition modeste, en réalité. L’auteur confesse qu’il aurait aussi bien pu écrire sur autre chose, que pour, comprendre les hommes de son temps, il n’aurait été pas moins utile d’étudier le Prozac ou la Slow Food, la théologie du pape Jean-Paul II, les Simpson, Pulp Fiction, le programme Erasmus le règne des sneakers, la disparition de la salle à manger, l’avènement des sushis, Amnisty International, MTV, Dubaï, les bitcoins, le réchauffement climatique ou encore la carrière de Madona .
Malgré la dénégation initiale et l’humour détaché dont il use souvent, on sent bien que dans ce bazar de l’actualité, ce n’est pas une place centrale qu’il assigne à Bitcoin. Et encore, je me frotte les yeux, il écrit les bitcoins . Mais avant d’éructer (on n’est pas sur X) je suis allé voir le texte italien original. La faute est du traducteur, que l’on n’accablera pas.
Un dernier mot sur Baricco : son Novecento, monologue théâtral publié en 1994, est devenu un audio-livre lu par l’auteur pour en faire un NFT sur la plateforme OpenSea, où il a été mis aux enchères en mars 2022.